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Lettre ouverte sur l’inceste maternel

Madame, chère Catherine, vous que je ne connais pas, toi qui est comme moi,

si je prends la plume aujourd’hui c’est parce que je suis à bout. Au bout. Au bout de quoi ? Je ne sais même plus. Si je vous écris, comme ça, un verre de blanc à côté (il est 14h31), un paquet de mouchoirs, faute de cigarettes, et un vide dans le cendrier (j’ai le choix entre le cannabis ou les anxiolytiques…), c’est que je ne sais plus vers qui me tourner ni quoi faire.

Oh oui bien sûr, la thérapie… Oui, bien sûr. Je ne serai pas suivie depuis mes 18 ans que je serai déjà morte. Cela ne m’a pas empêchée de faire plusieurs tentatives de suicide, mais ça m’a empêchée d’en mourir. Enfin, ce sont surtout les urgences qu’il faut remercier dans ce cas.

Nous ne nous connaissons pas, Catherine, mais nous avons, toutes deux, en commun, l’enfer. Cet enfer si particulier qu’est l’inceste maternel. Ce n’est pas seulement un viol. C’est un inceste. C’est un viol sur enfant qui dure des années, des décennies parfois. Ce n’est pas seulement un inceste qui, dans notre société actuelle, est presque automatiquement associé à une figure masculine de l’entourage de l’enfant anéanti. C’est un inceste maternel. Et ça, c’est probablement, à l’heure actuelle, la pire des situations pour une victime. Parce que ça, ça ne passe pas. Ça, on ne veut pas. Ça, la société ne veut pas l’entendre et tous ces mouvements de défense des femmes qui refusent et nient en bloc de peur que reconnaître qu’il existe des criminelles et des perverses dans le genre féminin anéantisse leur cause. Et la victime, encore, de se retrouver bafouée, niée, pire encore accusée… Non à cause de ça, tu ne seras jamais reconnu.e. Jamais tu ne seras cru.e, jamais tu ne seras entendu.e., jamais on ne te croira. Parce qu’une mère ça ne peut pas (ça ne doit pas) faire ça. Alors, nous, les victimes de ce type si particulier d’inceste on devient quoi ? On est quoi ? Moins que rien… encore et toujours renvoyées au silence, au mensonge, au déni.

Je suis perdue, Catherine. Je voudrais vous appeler. Mais pour vous dire quoi ? Je ne sais même pas. La douleur ? La douleur de n’avoir jamais eu de mère. La douleur d’être une mère à mon tour aujourd’hui… j’ai attendu, longtemps. Je savais qu’il fallait que je prenne le temps nécessaire. Je pensais, je pensais, après des années de thérapie, que ça y est, ça va mieux, je peux. Je peux, moi, aussi, rêver, prétendre, je peux, j’ai le droit de prétendre à une vie normale, j’ai le droit d’exister, j’ai des besoins et des droits, je peux enfin les revendiquer… mais il y a toujours cette implacable machinerie qu’est l’entourage, le reste de la famille qui nie, qui ne veut pas voir, qui ne veut pas savoir. Vous savez, j’ai eu le courage de confronter mon père par téléphone, vous savez ce qu’il m’a répondu lorsque je lui ai dit, en substance, ce que j’avais subi sous ses yeux ? Il a dit : « c’est possible que ça m’ait échappé… mais mets-toi à ma place » Quel culot ! Abject… si ce n’est pas un aveu… au moment de ce fameux coup de fil, ma mémoire traumatique ne m’avait pas encore livré tous ses secrets et par la suite, j’ai bien compris sa réponse en demi-teinte : il faisait le rabatteur pour ma mère, il n’allait pas contredire les folles envies machiavéliques et les délires mégalomanes, pervers et destructeurs de son co-bourreau… la vérité est parfois bien plus obscène et sordide que la pire des fictions. La puissance du mensonge, la haute autorité imposée par la terreur qu’instaure le bourreau surpuissant, cette terrible énergie que l’on croirait sortie tout droit du règne de Satan et qui fait capituler au moindre regard, au moindre geste, le corps et le mental cède, pour que la terreur s’apaise, pour que le harcèlement s’interrompe quelques instants… je n’ai jamais su ce qui me terrorisait le plus : être traquée et épiée comme une proie, sans cesse ou être tétanisée après avoir abdiqué et « accepté » d’être souillée. Et la puissance du déni de l’entourage, du « on ne va pas s’en mêler, on la connaît, elle est directrice d’école, elle ne peut pas faire ça, c’est la petite qui n’est pas bien, elle doit vouloir faire son intéressante… ». Et là l’ensemble du tissu social et familial qui t’entoure toi, la victime, de conspirer à te maintenir dans cet état d’esclavage, d’exploitation, de souillure et d’anéantissement total. Je n’ai jamais ressenti de haine plus puissante que celle-ci, cette haine de l’innocence, de la douceur, de l’amour, de la pureté, de l’intelligence toujours renouvelée de l’enfant. La haine de la création, la haine de la vie, la haine de la pureté. C’est comme si tout un pan de l’humanité c’était ligué contre ce qu’il y a de plus sacré et de plus précieux : nos enfants. C’est comme si tout un pan de l’humanité était aveugle et émotionnellement anesthésiée, pourvu que leurs petits intérêts personnels soient conservés.

Toute votre vie, on nous reproche d’être une victime. C’est comme si on devait payer en plus de tout ce qu’on a subi, les douleurs qu’on cause en révélant tout ça. Comme si on devait payer et être responsable de l’horreur qui existe juste parce qu’on a eu l’audace de dire au grand jour ce qu’on a subi. Parce que l’objet devient sujet, parce qu’il ose s’élever enfin et dire STOP ! NON ! Comme si révéler la vérité faisait de nous les acteurs et les responsables de cette vérité-là qui est si abjecte qu’une personne humaine digne de ce nom ne saurait l’envisager.

Le regard change. Le regard des autres sur vous change. C’est indéniable. Porter à la lumière de telles obscénités, de telles obscurités change votre rapport aux autres, vous change et peut-être, change les autres aussi. Si jamais il m’arrivait encore d’avoir la force d’un peu d’espoir, ce serait celui d’espérer que cela change le regard vers plus d’empathie, d’entraide, de soutien, de considération, d’affection. Un regard juste et bienveillant. Un regard honnête et courageux.

Pourquoi ? Pourquoi cette lâcheté, pourquoi cet abandon ? Pourquoi la désaffection ?

Alors vous ? Est-ce que vous, vous m’écouterez ? Je ne suis même pas sûre d’avoir envie de vous raconter. Ah quoi bon ? Je voudrais juste vous appeler, vous entendre respirer à l’autre bout du téléphone, pour pouvoir me dire que, quelque part, il y a quelqu’un qui sait, quelqu’un qui comprend, qui peut me comprendre. Je vous dirais quoi ? Que ça a commencé dès le début ? Dès ma naissance et que ça a duré jusqu’à ma puberté ? Je vous dirais quoi ? Qu’elle m’a pris pour un sex-toy et qu’elle a passé ses nerfs et ses pulsions sur moi ? Qu’elle m’a demandé, alors que j’étais enfant et ne comprenait pas grand-chose aux choses des adultes, de lui faire, justement « des choses » ? oh oui, disons-le tout suite, ma génitrice était quelqu’un de très propre… un peu trop d’ailleurs, qu’est-ce qu’elle aimait passer du temps dans la salle de bain, avec sa gamine, pardon, son esclave sexuel… je vous dirai qu’elle a jubilé de ma destruction ? Qu’elle a invité des « amis » qui aimaient bien les petites filles et contre leur argent, est partie en vacances ? Qu’elle a fait de moi une pute-enfant (d’ailleurs elle m’appelait comme ça « pute de gosse ») juste parce qu’elle ne voulait pas de gosse ? Qu’elle a essayé de me crever en me faisant boire de l’eau de javel quand j’étais petite (mais visiblement l’eau de javel ne désinfecte pas les pires des souvenirs…) ? Qu’elle a essayé de me faire tomber d’un pont pour me noyer ? Qu’elle m’a exposé à une vipère pour qu’elle me pique ? M’a envoyée chez une nounou maltraitante qui, pour m’apprendre la propreté, faisait comme on fait avec les petits chats, le nez dans la pisse et la merde et on bat jusqu’à que la leçon rentre ? Qu’elle m’a fait attendre des heures devant l’école primaire pour que d’autres adultes, dont un vieux monsieur qui aimait bien les petites filles, me « prennent en charge » ? Que, ne pouvant me tuer directement sans aller en prison, a élaboré un magnifique plan machiavélique pour ne pas être suspectée, en me persuadant et en persuadant tout notre entourage que j’étais anorexique pour pouvoir, ensuite, de manière à ce que ça passe inaperçu, ne pas me donner à manger jusqu’à ce que j’en crève ?

À quoi ça sert de dire ça si personne ne veut entendre, si personne ne veut croire parce que en effet, c’est d’un machiavélisme et d’un sordide inouïs. Pourtant on est nombreux, trop nombreux. Deux millions en France en 2010. Je n’ai pas les chiffres actuels, mais en 10 ans, ça n’a pas dû chuter, bien au contraire. L’inceste prend diverses formes, mais il est souvent accompagné d’une armada de maltraitances. Les plus chanceux ont des parents moins « intelligents » que les miens, moins rusés, moins capables de cacher leur ignominie ou se libère plus tôt car leur mémoire traumatique peut coopérer avant. Moi, il aura fallu près de 40 ans. 40 ans c’est énorme. Tout un pan de vie. C’est ma première grossesse menée à terme qui a permis de faire remonter toute cette horreur. C’est aussi parce qu’après des années de thérapie, j’ai réussi à mettre de la distance avec mes bourreaux que, peu que peu, sécurisée par la perspective d’une relation aussi stable que possible, la mémoire traumatique a bien voulu coopérer, se relâcher, livrer ses lourds secrets. Je m’en souviens bien, c’est très exactement le jour où j’ai appris que j’étais enceinte – et ce jour-là, la vie étant étrangement faite, j’avais rendez-vous avec mes « parents » – que j’ai réussi à les jeter hors de ma vie. C’est lorsqu’elle m’a rendu mes chats (je leur avais donné à garder à cause d’une intervention de type sanitaire dans mon appartement dont l’usage de produits insecticides étant très toxiques pour les humains, aurait été fatal pour les chats…) et que l’un d’eux était cadavérique et au seuil de la mort que mon sang n’a fait qu’un tour : je lui ai hurlé dessus « qu’est-ce que tu leur as fait ? Tu leur as fait la même chose qu’à moi ? Sors d’ici, sors de chez moi et de ma vie, tu n’es pas ma mère ».

Lorsque la mémoire nous revient, on comprend immédiatement pourquoi on avait oublié. On ne peut pas vivre avec un tel degré d’horreur. Tant que la victime est au contact de son bourreau, même si les maltraitances ont cessé ou se sont transformées, alors tout se met en place pour que la victime puisse survivre : déni, anesthésie mentale, amnésie totale. Mais ce n’est que de la survie… jusqu’au jour où ce n’est plus possible… alors à quand la vie ?

À quand ? Après s’être tournée vers la justice ? La justice paraît en effet le seul recours lorsqu’il y a un tel déni, une telle force de résistance des bourreaux ou de l’entourage. Faire un procès demande de la force, de l’énergie et du courage. Il faut des preuves aussi. Et dans le cas de l’inceste maternel, cela paraît plus compliqué encore… sans compter les préjugés sociaux et genrés qui font de la mère quelqu’un d’intouchable. Il faut de la force et du temps et j’ai envie de consacrer ce temps à aimer ma fille plutôt qu’à combattre ma mère, même si j’ai besoin d’être reconnue en tant que victime et qu’elle soit condamnée en tant que bourreau. Ma fille a besoin d’une mère disponible, qui tient debout, qui soit un tant soit peu équilibrée, et qui soit aimante. Le récent recours en justice, ne concernant pas directement les abus dont j’ai souffert mais la demande de prise en charge sociale et médicale de ma mère ainsi qu’un diagnostic psychiatrique a fini de me décourager : l’affaire a été classée sans suite faute de preuves, les témoignages du reste de la famille ne m’ayant pas donné raison… dans de telles conditions, difficile de retrouver espoir et courage pour mon cas personnel.

Le seul espoir est que je puisse encore bénéficier d’un peu de temps et pour cela il faudrait que les crimes et abus sexuels sur mineur, il faudrait que l’inceste envers les enfants soient rendus imprescriptibles. Il existe une pétition déposée au Sénat pour demander la révision de la loi*. Malheureusement, elle n’a pas atteint le nombre de signatures nécessaires. J’espère de tout cœur que d’autres démarches iront dans ce sens et que nous finirons par obtenir gain de cause. S’il me reste un peu d’espoir, c’est sans doute de ce côté-là et c’est sans doute du côté des personnes comme vous qui osent briser la loi du silence.

Je vous dois beaucoup Catherine même si nous ne nous connaissons pas. Car, en vous voyant sur les réseaux – votre interview pour Simone et votre passage télévisuel mis en ligne sur divers réseaux sociaux tels que Facebook – cela m’a énormément aidée à verbaliser auprès de mon entourage immédiat : d’abord mon conjoint, ensuite l’équipe psychiatrique qui m’a prise en charge au début de ma grossesse, lors de ma dernière tentative de suicide. Je vous dois beaucoup parce que dans ce moment de dérive, dans ce moment d’extrême douleur et d’abattement, je vous ai vue, j’ai vu votre force, j’ai entendu votre message et vos paroles ont résonné. Vos paroles ont fait écho, un écho auquel j’ai pu me raccrocher. Il est essentiel de poursuivre votre démarche. Je ne suis qu’une victime parmi tant d’autres qui attendent de sortir de la survie pour pouvoir entrer dans la vie. Merci pour votre démarche, merci pour celles qui se sont réveillées grâce à vous et merci pour celles qui vont y arriver. Surtout, n’arrêtez jamais.

Vous savez, Catherine. Vous, vous savez. Et cela rassure.
Votre livre, Catherine, est à l’autre bout de la table. Je l’ai reçu il y a peu.
Votre livre, Catherine, est à l’autre bout de la table et je n’ai toujours pas eu le courage de l’ouvrir.
Votre livre, c’est votre histoire et elle vous appartient, comme la mienne m’appartient.
Votre livre est là, à l’autre bout de moi et cela m’apaise…

Laury André – Aout 2020

* Pétition déposé au Sénat : https://petitions.senat.fr/initiatives/i-198